Les lamelles d’or orphique : dimension initiatique et eschatologique
On a retrouvé dans des tombes de la Grande Grèce des lamelles d'or, très fines, datables du IVème au IIème siècle av. J.-C., qui contiennent des instructions destinées à guider, au cours de son voyage dans l'Autre monde, l’âme dûment initiée à une doctrine initiatique.
Dans les textes les plus développés, énoncés en tu, l’itinéraire conseillé est précisément donné en termes de bifurcation : « ne t’approche pas davantage de cette source (marquée par un cyprès blanc), mais plus en avant tu trouveras le Lac de Mémoire » – énonce en diction épique le passeport d’Hipponion ; et les mêmes eaux fraîches de Mnémosyné sont également mises en scène à Pétélia et à Pharsale. Quant aux énoncés courts en je (en particulier à Éleutherna), ils prévoient au contraire que le défunt s’abreuve directement à la source « de droite », celle qui est à éviter dans les textes longs. Quoi qu’il en soit, et ceci dans une large répartition géographique, l’indication quant à l’eau désaltérante débouche sur la même déclaration d’identité : « Je suis enfant de Terre et de Ciel étoilé ». Ainsi, comme cela est suggéré dans le chapitre suivant, cette déclaration d’ordre performatif, en je, constitue bien le mot de passe qui permet l’accès à un état proche de celui de la divinité. Il n’y a donc que deux types de défunt(e)s : celles et ceux qui sont destinés à l’Hadès et celles et ceux qui sont promis, par l’accès à une identité nouvelle de nature immortelle, à un monde meilleur, proche de celui des dieux. C’est le monde de bonheur auquel est destinée la porteuse du texte de Pélinna ; ce sont les prairies et les bois sacrés de Perséphone que l’âme du défunt de Thourioi est appelé à rejoindre: dans les deux cas, à la déclaration d’identité se substitue un saut préalable dans le lait. Il est gravé sur une lamelle :
« Mais aussitôt que l'âme abandonne la lumière du soleil, avance-toi […] vers la droite, en étant bien attentif à tout. « Salut, toi qui as souffert une souffrance telle que jamais auparavant tu n'en as connu. D’homme tu es devenu dieu. Chevreau, tu es tombé dans le lait. Salut, salut ». Voyage sur ta droite vers les saintes prairies et les bois de Perséphone. »
La fonction de ces formules est comparable à celle des « symboles » (symbola) ou du « mot de passe » (synthema), bien connu des mystères d'Eleusis, dans lequel se cristallisait l'acte de l'initiation et auquel était attachée la promesse d'un avenir bienheureux. La mythologie orphique s’inscrit dans le récit dionysiaque.
Le Dionysos orphique est un jeune dieu, fils de Zeus et de Perséphone. Il est destiné à devenir le roi des dieux et recevra à l'âge adulte la domination des mondes. Afin de le soustraire à la jalousie d'Héra, son père le confie à Apollon et aux Courètes qui l'élevèrent dans les forêts du Parnasse. Mais Héra le découvrit et demanda aux Titans de le tuer. Poursuivi, il tenta de leur échapper en se métamorphosant plusieurs fois (en taureau ou en bélier, notamment). Selon certaines sources, l'apparence d'un chevreau fut sa dernière transformation.
Mais les Titans réussissent à l'attirer au moyen de divers objets, osselets, toupie, miroir, etc., le tuent et le démembrent. Finalement, ils le font bouillir dans un chaudron et le dévorent, en partie cuit, en partie cru. Athéna ne peut que sauver son coeur, qui palpite encore. Zeus foudroie les Titans et les précipite dans le Tartare. Et de la suie (quelquefois le sang) qui s'échappe des Titans foudroyés naît la race des hommes. Voici donc l'être humain, mi-titanique et mi-divin (à cause de la partie divine de Dionysos absorbée par les Titans) condamné à subir le cycle sans fin « d'anxiété et de lourde peine ».
C'est ici qu'intervient l'Orphisme et ses Mystères, télétai, dont l'enseignement proposait de rompre le cycle de l'errance et de la souffrance. A la fin de la vie, le rituel funéraire permettait à l'initié de s'affranchir des liens du corps, de trouver son chemin dans les enfers, d'être reconnu par les Divinités Infernales, et par le souvenir de ses origines célestes, de « s'unir à la race bienheureuse ».
Il faut noter que le monde souterrain est parcouru par le soleil d’Ouest en Est, de la mort de l’astre diurne à sa résurrection au Levant. L’astre se meurt, tout comme l’homme, lors de sa descente à l’horizon occidental et c’est la raison pour laquelle l’orientation du Couchant symbolise la mort de chaque homme. Quant au Levant, c’est le lieu de toute gloire et résurrection. De ce pays de l’ombre où vivent les défunts, l’astre diurne chemine jusqu’à une source de résurrection dans lequel l’astre se régénère, ce qui lui permet de s’élever au Levant, pays des dieux et matrice originelle de tous les êtres vivants. L’homme initié des cultes orphiques est un fils du Soleil, d’où le métal aurifique sur lequel sont gravées les hymnes salvateurs, il doit s’abreuver de la source de l’immortalité avant de pérégriner d’avantage et plus loin. Ce qui nous éclaire également sur la notion sinistre de la gauche, soit l’Ouest, et celle de la droite de nature bénéfique, l’Est. Nous pouvons observer de profonde accointance entre les initiations égyptiennes et mésopotamiennes comparées à l’initiation orphique, le Corps de Gloire se situe toujours au Levant.
Sources :
Titre : Les Lamelles d'or orphiques : Instructions pour le voyage d'outre-tombe des initiés grecs
Auteur : Giovanni Pugliese Carratelli
Editions : Les Belles Lettres
Titre : Le Papyrus de Derveni
Auteur : Bernard Deforge
Editions : Les Belles Lettres