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Hervé Solarczyk

Les gnostiques dits « séthiens »


Le Démiurge Ialdabaoth



Adam connut de nouveau sa femme; elle enfanta un fils, et lui donna pour nom Seth: « Parce que Dieu m'a accordé une nouvelle postérité au lieu d’Abel, Caïn l’ayant tué. » (Gn 4,25)


Adam, ayant vécu cent trente ans, produisit un être à son image et selon sa forme, et lui donna pour nom Seth. (Gn 5,3)


Seth est le troisième fils d’Adam et Ève. Il vient « remplacer » Abel, tué par Caïn. Et en un sens, il constitue une toute nouvelle humanité : car il est « à l’image et selon la forme » d’Adam, tout comme Adam était « à l’image et selon la forme » d’Elohim. Cette ressemblance divine, absente chez Caïn et Abel, est réaffirmée pour Seth.


En un sens, on peut dire que les deux premiers fils d’Adam et Ève ont été un échec ; une première humanité imparfaite, divisée, trop éloignée de son origine divine. Seth, seul, manifeste dans le monde matériel cette origine spirituelle. C’est dire l’importance qu’il peut avoir pour les lecteurs de la Genèse qui y cherchent un moyen de « revenir à Dieu », de retrouver la perfection qui existait avant la Chute. Il n’est donc pas étonnant de trouver un groupe de gnostiques dits « séthiens », c’est-à-dire, se réclamant de Seth.


Car les gnostiques lisent la Genèse, et l’interprètent, et la commentent, et même la réécrivent. L’un des textes les plus célèbres de Nag Hammadi, l’Apocryphon (ou Livre secret) de Jean, n’est autre qu’une réécriture du mythe de la création selon la Genèse, réinterprété selon une vision particulière, que l’on peut dire « gnostique » dans le sens où elle met l’accent sur la connaissance du Divin.


Il ne sera pas question, dans cet article, de refaire l’historique des gnostiques de l’antiquité, ni même de donner une définition de la Gnose ou du gnosticisme. Ces sujets ont largement été traités dans la littérature, spécialisée ou non, de ces deux derniers siècles, depuis The Gnostics and Their Remains de Charles W. King (1864) jusqu’aux ouvrages d’universitaires modernes comme Simone Pétrement, Michel Tardieu, David Brakke ou Elaine Pagels. Nous allons nous concentrer sur les spécificités de ceux qu’on a appelés les « gnostiques séthiens ».


* * *


La division des gnostiques en « sectes » ou en mouvements nous vient de leur premier grand adversaire littéraire, Irénée, qui nous en donne une série de descriptions dans son célèbre Contre les hérésies (écrit dans le dernier quart du IIesiècle, abrégé ici en AH). En particulier, au chapitre 30 de son premier livre, il nous donne un résumé du système de ceux qu’il appelle « séthiens » et « ophites » ; mais le système de ceux qu’on appelle aujourd’hui séthiens se rapprochent plus des « barbéloïtes » décrits par Irénée dans son chapitre 29.


Si la plupart des spécialistes s’accordent à dire que ses exposés des doctrines et des croyances gnostiques sont « exacts », il n’en est pas moins certain qu’il visait à les décrédibiliser, à les ridiculiser, et à en détourner les « vrais chrétiens ». Il faut donc considérer tout ce qu’il peut dire sur ses adversaires avec beaucoup de précautions. Une lecture attentive montre à quel point ses explications sont souvent confuses ; et il ne fait preuve d’aucune objectivité dans leur présentation, terminant ses chapitres par des phrases comme « Telles sont les audacieuses inventions de ces imposteurs », ce qui montre bien qu’il ne cherche pas à documenter des systèmes de pensée, mais à les critiquer. Il n’est même pas certain que les noms qu’il donne aux différents groupes correspondent réellement aux désignations qu’ils utilisaient.


Irénée (AH I,30) indique que les séthiens identifiaient la lumière de la création au premier homme. Comme je l’ai expliqué plus en détail dans mon livre, les Enfants de Seth, ceci vient de l’homophonie entre le mot grec qui signifie « lumière » (phôs) et l’un des mots grecs signifiant « être humain ». Pour les séthiens, la première création, c’est donc l’Homme primordial ; il est significatif que l’on retrouve cette idée d’un Homme primordial dans la Kabbale, sous les traits d’Adam Qadmon. Somme toute, Irénée ne nous dit pas grand-chose de ceux qu’il appelle les Séthiens, hormis une description pas toujours très claire de leur mythe de la création.


Il est cependant significatif qu’Irénée groupe ensemble les séthiens et les ophites, dont le nom vient du grec ophis, le serpent. On les appellera aussi naassènes, du mot hébreu nachash, le serpent. Ceci semble indiquer que ces groupes attribuaient au serpent de la Genèse un tout autre rôle que celui qui lui est réservé dans le christianisme, et que plutôt d’y voir une figuration du diable, ils se réclamaient de sa sagesse. Le serpent était, en effet, « le plus sage de tous les animaux » (Gn 3,1 ; le mot hébreu âroum, souvent traduit par « rusé », peut aussi signifier « intelligent », « malin », « sagace », « prudent » – et donc, par extension, « sage ». En poussant Ève à braver l’interdiction faite par Yahvé et à manger du fruit de « l’arbre de la connaissance du bien et du mal », le serpent n’agissait pas, selon eux, par malice, mais dans un souci de libérer les êtres humains de la servitude de l’ignorance. Car l’expression « la connaissance du bien et du mal » n’a pas, à l’origine, le sens moral que les exégètes ultérieurs lui ont donné ; elle s’apparente à des expressions telles que « grands et petits », ou « jeunes et vieux », qui désignent l’ensemble d’une population donnée. « Le bien et le mal », ce sont toutes les choses ; et la connaissance du bien et du mal, c’est la connaissance de toutes choses.


Pour les gnostiques ophites, naassènes, ou séthiens, là où Yahvé voulait maintenir l’humanité enfermée dans un enclos de plaisirs et d’ignorance, le serpent voulait leur faire don de la liberté et de l’autonomie. Car les mots « jardin d’Éden » qu’on lit dans la bible sont une traduction de l’hébreu gan Êden, qui signifie plus précisément « enclos des délices ». On imagine à quel point cette interprétation a dû choquer les chrétiens du IIe et du IIIe siècle, dont la religion se construisait sur le dogme du « péché originel » de la désobéissance (le dogme lui-même ne sera formulé qu’au IVe siècle, mais ce thème est déjà présent chez Irénée, et même dans les Épîtres de Paul (Rm 5,12)).


Les hérésiologues postérieurs à Irénée (le Pseudo-Tertullien, Hippolyte et Épiphane) ont aussi mentionné des Séthiens ; ce qui laisse penser qu’un (ou plusieurs) groupe portant ce nom a perduré jusqu’à la fin du IVe siècle.


Mais ce qu’on appelle aujourd’hui le « gnosticisme séthien » est une catégorie largement moderne, qui a été définie par des chercheurs contemporains autour d’un certain nombre de thèmes mythologiques partagés par certains ouvrages datant des premiers siècles de notre ère.

La catégorie de « gnostiques séthiens » a surtout été formulée par Hans Martin Schenke. Selon cet auteur (in The Sethian System According to the Nag Hammadi Manuscripts), « les hérésiologues ne nous fournissent pas grand-chose qui puisse nous aider à définir le séthianisme. » Il ajoute tout de même que « le seul point de départ dans ce domaine nous est offert par la brève caractérisation des séthiens qu’on trouve chez Épiphane, Panarion 39 (voir aussi 40.7.1-5), ainsi que les parallèles chez Ps.-Tertullian (Adv. omn. haer. 2) et Philastrius (haer. 3) ». C’est ce qui lui a permis de dresser une liste de textes séthiens dans la bibliothèque de Nag Hammadi (découverte en Égypte en 1945, étudiée pendant des décennies et publiée en fac-similé à partir de 1972 ; abrégée ici en « NHC »).


Avec d’autres chercheurs, dont John D. Turner (auteur entre autres de Sethian gnosticism and the Platonic tradition, qui a travaillé à la traduction des textes de la célèbre bibliothèque de Nag Hammadi), il a constaté que la figure de Seth occupait une place importante dans une série de textes qui semblaient présenter une mythologie commune ; on a même pu dire à une époque que les codex de Nag Hammadi constituaient une « bibliothèque séthienne », assemblée par une communauté de gnostiques séthiens. Cette vision est largement remise en cause aujourd’hui par les spécialistes ; mais il n’en reste pas moins une communauté de mythes dans un certain nombre de textes. Les listes données par les spécialistes peuvent varier, mais on retriendra en particulier :

L’Apocryphon de Jean (AJ), qui existe en quatre versions (BG ; NHC II,1 ; III,1 ; IV,1), et dont on trouve un parallèle chez Irénée (AH I.29), qui attribue ce texte à ceux qu’il appelle les « barbéliotes ».


L’Hypostase des Archontes (NHC II,4) ;

L’Évangile des Égyptiens, ou Le Livre sacré du Grand Esprit invisible (NHC III,2 ; IV,2) ;

La Sagesse de Jésus-Christ (NHC III,4)

L’Apocalypse d’Adam (NHC V,5) ;

Le tonnerre, intellect parfait (NHC VI,2)

Les Trois Stèles de Seth (NHC VII,5) ;

Le Deuxième Traité du Grand Seth (NHC VII,2) ;

Zostrien (NHC VIII,1) ;

Melchizédek (NHC IX,1) ;

La Pensée de Noréa (NHC IX,2) ;

La Protennoia trimorphe (NHC XIII,1).


On y a ajouté un texte découvert dans un autre codex (le codex Tchacos), le célèbre Évangile de Judas, qui a fait couler beaucoup d’encre.


* * *


Les origines du séthianisme sont obscures. Si pour certains elles sont à rechercher au sein des premiers mouvements chrétiens, pour d’autres, elles sont typiquement juives. Il est cependant certain que ce courant a été largement influencé par la philosophie platonicienne. La division entre un dieu primordial « passif », sorte de deus otiosus, et un dieu secondaire « actif », le démiurge créateur, est en effet clairement platonicienne, même si elle a été reprise aussi bien chez le philosophie juif Philon que chez les chrétiens eux-mêmes (pour qui le démiurge est le Logos, le Verbe créateur, identifié au Christ) ; on la retrouve aussi dans les Oracles chaldaïques (OC 7 : « Le Père a créé en perfection toutes choses et les a livrées au deuxième intellect, que vous appelez le premier »). Mais chez les Séthiens, comme chez les gnostiques dans leur ensemble, le créateur du monde matériel est dit « aveugle et idiot » : inconscient de l’existence d’un principe divin supérieur à lui-même, il s’érige en dieu unique et impose aux êtres humains, emprisonnés dans sa création, des règles cruelles et arbitraires. On voit bien que ce qui est visé là, c’est le Yahvé du judaïsme et ses nombreux commandements positifs et négatifs. En un sens, le séthianisme s’oppose donc fortement au judaïsme.


On pourrait considérer cette vision comme profondément pessimiste si on oubliait que pour les Séthiens, les êtres humains ont en eux le germe de la divinité ; car l’Humain est d’essence divine, ayant été créé par le Dieu primordial en même temps que la Lumière, comme nous l’avons vu plus haut. Les séthiens divisaient l’humanité en trois « races », un terme qu’il ne faut pas entendre à la manière moderne, mas comme signifiant « catégorie » : les « Fils de Caïn », gouvernés par les pulsions matérielles ; les « Fils d’Abel », poussés par les impulsions contradictoires de leurs désirs ; et les « Fils de Seth », fermement orientés vers la lumière spirituelle de leur origine. On comprend qu’il ne s’agit pas de distinctions nettes et définitives : s’il est certes difficile aux « Fils de Caïn » de se détourner de l’attraction de leur matérialité, ce n’est pas impossible ; et les désirs des « Fils d’Abel » peuvent les pousser aussi bien vers le monde obscur de la matière et du démiurge que vers la Lumière divine.


Cette division entre la Lumière éthérée et la Matière obscure et dense provient également de la philosophie de Platon (dans le Phèdre). En particulier, sa description de l’être humain, comparé à un char attelé de deux chevaux, l’un attiré vers la matière et l’autre vers les hauteurs de l’esprit, rappelle beaucoup les spéculations séthiennes. Ainsi, plutôt que de voir dans les trois « races » séthiennes des groupes humains inconciliables, il faut peut-être y voir des tendances présentes en chacun de nous. Pour les séthiens, le « retour à l’origine divine », la « rédemption » pour employer un langage chrétien, n’est jamais impossible ; elle dépend du libre arbitre de chacun.


Pour faciliter ce retour, pour orienter le libre arbitre dans la bonne direction, le Dieu primordial, plutôt que d’abandonner l’humanité à son sort, lui envoie un Guide, un Messager, un Révélateur ; une figure qui peut porter plusieurs noms dans les textes, mais qui est toujours une manifestation du Fils de la triade primordiale (le Père, la Mère et le Fils ou « Autogène »). Ce personnage mythologique est identifié à la fois à Seth, « image et forme » aussi bien d’Adam, la lumière primordiale, que de Dieu lui-même, et au Christ. C’est ce point qui rapproche le séthianisme du christianisme ; car dans le mythe séthien, l’Autogène est descendu sur Terre, traversant les cieux qui séparent le monde divin du monde humain, et a pris forme humaine avant de mourir sur une croix.


Mais toute ressemblance s’arrête là. La crucifixion de Christ séthien n’est pas un acte rédempteur ; il est mis à mort par les archontes, les « puissances de ce monde », comme le dit Paul, qui parle des « puissances des ténèbres qui dominent le monde » (Éph 6,12) et contre lesquelles il faut lutter ; et qui dit que le Christ a été crucifié par les « puissances de ce monde » (τῶν ἀρχόντων τοῦ αἰῶνος – 1Co 2,8), et non pas par les Romains ou par le Sanhédrin. Non ; le Christ séthien vient pour rappeler à l’humanité son origine divine ; sa mort est la libération de son identité spirituelle.


On le voit très nettement dans le Deuxième Traité du Grand Seth (NHC VII, 2) , où « Jésus », après sa crucifixion, dit à son interlocuteur : « Je suis mort, non pas réellement »; « j’ai souffert à leurs yeux et dans leur esprit » ; « quant à moi, je me réjouissais dans la hauteur, au-dessus de tout le domaine qui appartient aux archontes ». Car ce sont ces archontes, ces puissances du monde, qui sont responsables de cette mise à mort ; et l’Envoyé de Dieu, le Sauveur, ne les a laissé mener à bien leur projet criminel que pour « qu’ils ne trouvent jamais nulle parole à dire à ce sujet. En effet, cette mort qui est mienne et qu’il pensent être arrivée, est arrivée pour eux dans leur erreur et leur aveuglement, car ils ont cloué leur homme pour leur propre mort. Leurs pensées en effet ne me virent pas, car ils étaient sourds et aveugles ; mais en faisant cela, ils se condamnaient. » La crucifixion est une condamnation de la création du démiurge et de ses serviteurs les archontes. Elle n’est pas, comme elle l’est devenue dans le christianisme, un sacrifice humain propitiatoire analogue au rite du bouc émissaire (la mise à mort de l’innocent chargé de tous les péchés de la communauté permettant la purification de cette dernière, ou lui accordant le salut), mais une démonstration de la victoire de la vie éternelle de l’esprit sur la corruption de la matière. Et les séthiens pouvaient chanter avec Paul (1Co 15,55) : « Ô mort, où est ta victoire ? Ô mort, où est ton aiguillon ? »


Pour les séthiens, le salut n’est pas quelque chose dont on obtient la preuve après la mort. On doit l’atteindre dans cette vie, par la révélation de la gnose ; on doit faire l’expérience de son origine divine, de sa réalité spirituelle, dans la chair, par une mort et une renaissance spirituelles. D’une façon similaire à ce dont parle Paul dans ses épîtres aux Galates et aux Romains, le séthien meurt avec le Christ lors de son baptême, qui est l’occasion de la mort du « vieil homme », de la nature charnelle ; et renaît en lui « incorruptible », éveillé à la lumière de l’esprit. Il n’est pas question de « résurrection des morts » après le décès ; cette résurrection est le fait de la révélation gnostique, qui est une deuxième naissance, une « initiation ».


On ignore hélas tout ou presque des rites et des sacrements séthiens. S’il est fait mention d’un « rite des cinq sceaux » dans l’Évangile des Égyptiens, ce n’est qu’une allusion, et le texte est trop fragmentaire pour permettre des conclusions définitives. Les études publiées sur ce sujet par les spécialistes présentent surtout des hypothèses.


* * *


Pour terminer cet article, il est indispensable de dire quelques mots sur la cosmologie et la cosmographie des séthiens, sur la manière dont ils peuplaient le monde invisible. Les hérésiologues reprochaient souvent aux gnostiques de multiplier les entités hors de toute raison, inventant ainsi avec des siècles d’avance le concept de rasoir d’Ockham. Il est vrai que leur conception du monde céleste était d’une grande richesse ; mais elle était tout à fait conforme à l’esprit de leur époque. D’ailleurs, si on la compare à la vision du monde invisible des catholiques du moyen-âge et de la Renaissance, avec leurs neuf ordres angéliques hérités de Denys l’Aréopagite, leurs armées de saints et leurs légions de démons, le cosmos des séthiens est remarquablement simple et bien organisé.


En premier lieu vient le Père, créateur primordial, source de toute chose, de qui émane sa Première Pensée, la Protennoia. De deux termes naît nécessairement un troisième, et c’est ainsi qu’apparaît le Fils Autogène, né-de-lui-même, qui n’est autre que le reflet du père dans sa propre pensée. Cette triade réside dans le Plérôme, la totalité, qui est le monde spirituel, le seul existant « au commencement ». Mais ce Plérôme se divise et se divise encore, produisant une succession d’« éons » ou entités spirituelles, toujours par couples, un éon masculin associé à un éon féminin. Leurs noms indiquent qu’il s’agit de facultés intellectuelles plutôt que d’êtres à part entière.


La création du monde matériel est due à une erreur : le dernier éon, Sophia (la sagesse), voulant imiter l’acte créateur du Père, produit un rejeton difforme, « Yaldabaoth », qui va ensuite construire, en bon démiurge, notre univers physique, et placer pour y régner sept archontes ou « puissances » qui correspondent aux sept planètes (et aux sept cieux) de la pensée antique classique. Il va emprisonner les âmes humaines dans cet univers mécanique où il règne en maître absolu ; et toute la métaphysique séthienne vise au retour des âmes prisonnières dans le Plérôme dont elles ont été enlevés.


La conception que se faisaient les séthiens de l’univers physique semble directement empruntée à la cosmologie de l’antiquité, et plus précisément à l’hermétisme. Au-dessus de la Terre se trouvaient les sept sphères concentriques des « cieux planétaires », de la Lune à Saturne ; puis venait le cercle des douze signes du zodiaque et la sphère des étoiles, et au centre (et en même temps au-dessus), le pôle céleste, qui était en quelque sorte le « premier moteur » qui donnait à toutes les sphères l’impulsion qui les mettait en mouvement. Dans la pensée séthienne (et gnostique plus généralement), ce pôle était sous la domination du démiurge ; on retrouvera cette idée d’un pôle céleste gouvernant l’univers dans les Papyrus grecs magiques, en particulier XIII.843-848, où il est question du « gouverneur du pôle »… « que nul ne comprend, que les dieux adorent, dont même les dieux ne peuvent prononcer le nom ». Quant au Plérôme, il se trouvait « au-delà du pôle », c’est-à-dire au-delà de l’univers physique.


Un mot sur l’apparence que les gnostiques, et en particulier les séthiens, donnaient le plus souvent au démiurge : c’est un serpent (ou un dragon) à tête de lion. Cette représentation est très fréquente dans l’antiquité ; ce n’est pas une invention des gnostiques. Le temps est figuré dans le mithraïcisme comme un homme à tête de lion autour duquel est entouré un serpent ; un certain nombre de gemmes gravées portent l’image d’un serpent à tête de lion, associée au mot « CHNOUBIS », qui est une version grecque du nom du dieu créateur égyptien Khnoum, le potier qui a façonné les hommes sur son tour. La tête de lion est souvent entourée de rayons, comme le soleil ; et le corps de serpent-dragon fait bien sûr penser à la constellation du Dragon, qui entoure le pôle céleste.


De son côté, l’Autogène, qui est aussi le Messager envoyé par le Plérôme à l’humanité pour la sauver et la libérer de la soumission au démiurge, est entouré de quatre « Illuminateurs » (Harmozel, Oroiael, Daveithe et Eleleth), dans lesquels on peut voir une version, ou une préfiguration, des quatre archanges de la tradition kabbalistique. Ces illuminateurs sont accompagnés de quatre esprits (Gamaliel, Gabriel, Samblo et Abrasax), décrits comme leurs conjoints et leurs assistants dans l’Évangile des Égyptiens. Comme les archanges de la kabbale, ils sont accessibles à l’humanité et peuvent l’assister dans sa quête du salut.


* * *


On voit aisément que le séthianisme n’est ni une variété de christianisme, ni une « hérésie » du judaïsme, ni une forme de néoplatonisme. Empruntant des éléments à tous ces mouvements, il n’a jamais constitué un courant unique, il ne s’est jamais pourvu d’un dogme défini. Les textes que l’on dit séthiens font certes état d’une mythologie commune ; mais ils ne possèdent pas de doctrine établie. Le consensus actuel est qu’on ne peut pas parler de « religion » ni de « philosophie » séthienne, mais de courants de pensée faisant appel à des thèmes communs, et visant tous à proposer une vision dans laquelle le but de l’existence était de se libérer des chaînes du monde, de retrouver une sorte de « pureté primordiale ». C’est la caractéristique de tous les mouvements que l’on peut dire « gnostiques », qu’il s’agisse des « hérésies gnostiques » des premiers temps du christianisme, du bouddhisme, ou même de mouvances modernes comme le martinisme.


Le séthianisme, empruntant aux principaux courants philosophico-religieux de son temps pour parler le même langage qu’eux tout en apportant un message résolument à contre-courant de leur pensée, est peut-être la quintessence même du gnosticisme. Et les séthiens pouvaient dire, avec Paul encore une fois : « l’homme animal ne reçoit pas les choses de l’Esprit de Dieu, car elles sont une folie pour lui » (1Co 2,14) ; « la sagesse de ce monde est une folie devant Dieu » (1Co 3,19). S’il est difficile d’imaginer Paul en gnostique séthien, certaines des idées que ses épîtres véhiculent sont tout à fait en accord avec ce courant de pensée ; il est clair qu’il existait déjà à son époque, et qu’il est loin d’avoir tout à fait disparu.


 

Ouvrages d'Hervé Solarczyk:


Extrait d'interview:





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